mercredi 3 avril 2019

Les Vignobles monastiques - 03.04.2019


CARITAS : Les Moines et le Vin       


Petite histoire des vignobles monastiques où l’origine du sang-vigneron qui coule dans les veines des moines du Barroux.


par Philippe d’ALLAINES (Président de l’Association des vins d’Abbayes et vigneron-propiétaire de l’Abbaye de Valmagne) avec quelques précisions d’un Moine du Barroux.

Aloxe–Corton, Bonne Mares, Chablis, Chassagne Montrachet, Clos de Tart, Clos de Beze, Clos Vougeot, Meursault, Pommard, Morey St Denis, Musigny, Romanée Conti ... en Bourgogne. t plus au sud, Chateauneuf du Pape, Hermitage, Gigondas, Vaqueyras...
Tous ces noms évoquent bien sûr des vins connus de tous ! On pourrait citer aussi Bourgueil, Champigny, St Pourçain, Pouilly–fumé, Bandol, Lerins, Aniane, Mougères, et des centaines de vignobles réputés à travers toutes les régions de France, tous les pays d’Europe et même les Etats Unis et l’Australie.

Le point commun de tout ce qui fait cet incroyable patrimoine mondial est d’être d’origine monacale. Les principaux ordres concernés sont : les Bénédictins, les Cisterciens, les Chartreux, les Jésuites et bien d’autres qui le sont aussi dans une moindre mesure.

C’est sous la Gaule Romaine que l’on voit pour la première fois s’implanter en France une viticulture organisée. En effet, Rome invente à cette époque les notions d’origine et d’appellation qui en dehors de l’Italie se développent principalement dans le sud de la France et la vallée du Rhône, mais aussi dans la plus part des territoires conquis par Rome et susceptibles de porter de la vigne.

Il est intéressant de constater que, plusieurs siècles après, lorsque la vigne sera réimplantée, ce sera souvent sur les anciens vignobles de l’époque romaine.

Après la chute de l’Empire Romain, et jusqu’au 6e siècle, les barbares venus du nord envahissent l’Europe du sud semant le malheur dans les campagnes. Cette période de disette et de misère est préjudiciable à la culture de la vigne qui disparaît en grande partie, le vin n’étant pas un produit de première nécessité. Les invasions arabes en Espagne et dans la France du sud achèvent le travail des barbares.

Cependant la vigne survit grâce à l’église. En effet, durant cette période agitée, seuls les évêchés conservent une relative stabilité et un reste d’autorité. Les évêques gardent de petites vignes autour de leurs villes autant pour des motifs religieux que par soucis de conserver un patrimoine viticole auquel s’attache un certain prestige.

Nous leur devons aujourd’hui un grand nombre de vignobles et surtout cette diversité qui est une des forces de notre viticulture actuelle.

L’autre pilier du maintien de la viticulture, ce sont les moines Bénédictins.
Regard sur le Ventoux
Né en 480, Benoît de Nursie est certainement l’une des figures essentielle de l’histoire européenne. Il créa une première abbaye sur le Mont Cassin mais surtout fut à l’origine de la règle qui va régir presque toutes les communautés monastiques jusqu’à nos jours.
Cette règle est un chef d’œuvre d’équilibre, à la foi souple et précise, entre les temps de prière, le travail, le sommeil et les études.

L’agriculture occupe une place prépondérante, avec la production d’huile, de blé et de vin qui est à la fois nécessaire aux offices, mais aussi une aide à celui qui accompli un effort physique.

Dans cette Europe du sud, misérable et livrée au pillage, les abbayes bénédictines restent de petites entités capables de se suffire à elles même et indépendantes du contexte économique, traversant sans trop de dommages cette période troublée.

Du 6ème au 8ème siècle l’économie a du mal à se relever, les invasions régulières empêchant toute prospérité de s’installer durablement. Cependant l’idéal de St Benoît connaît un grand essor et les monastères se multiplient.

Avec le temps, certains jouent un rôle culturel et social fondamental, assurant baptêmes, mariages, enterrements grâce à leurs écoles et à leurs hôpitaux, regroupant autour d’eux les habitants des villages. Ils jouent aussi un rôle économique de plus en plus marqué et deviennent ainsi de plus en plus riches et prospères, propriétaires de nombreux vignobles. En effet, à cette époque, la communion est prise sous les deux espèces et tous les fidèles assistant à la messe reçoivent une offrande de vin après les offices des dimanches et fêtes.  l’Abbaye de St Martin à Tours est devenue un état monastique de 20 000 âmes. L’Abbaye de St Germain des Prés consomme annuellement 50 000 litres de vins. Dans cet environnement de plus en plus riche, les moines, disposant d’une main d’œuvre importante, arrêtent de se consacrer aux travaux agricoles au profit de la seule prière. On voit que la règle de St Benoît connaît quelques aménagements.

Au 11ème siècle, les moines sont devenus les principaux producteurs de vins. Ils disposent de vastes vignobles et d’une main d’œuvre importante. Celliers, caves, pressoirs et techniques permettant d’améliorer les rendements leur appartiennent en exclusivité.
On commence à privilégier la quantité au détriment de la qualité. (On retrouve les mêmes problèmes à quelques siècles de distance.)

Le remarquable développement de l’ordre Clunisien marque cette époque. Cluny est alors la plus vaste abbaye d’Europe. Dans son abbatiale immense, 300 moines donnent le meilleur d’eux-mêmes dans une liturgie somptueuse mais épuisante. La sainteté de leur vie est admirée de tous (pendant deux siècles leurs abbés sont de grands saints : Odon, Mayeul, Odilon, Hugues, Pierre le Vénérable). Pour assurer la subsistance de l’abbaye, lui permettre de donner l’hospitalité et une large charité envers les pauvres, Cluny a reçu de la générosité des donateurs de nombreux domaines à exploiter. Dans chacun d’eux, elle crée un petit prieuré où une poignée de moines prie et travaille à bien organiser et diriger le travail des fermiers ou des métayers. Ils assurent aussi l’animation spirituelle de ces groupements humains. On compte ainsi plus de1000 prieurés clunisiens en France. Cluny fédère aussi une cinquantaine de communautés plus importantes. Les moines qui se trouvent dans tous ces prieurés contribuent souvent à améliorer les techniques agricoles et la qualité de la vinification.
Le défaut principal de cette organisation de prieurés disséminés dans toute l’Europe est que la vie dans de si petites communautés, insuffisamment séparées du monde, est peu propice à une observance très fervente.

La réaction ne se fait pas attendre : en 1098 Robert de Molesme et quelques compagnons fondent le monastère de Cîteaux et décident d’appliquer strictement la règle de St Benoît. Ils sont bientôt rejoints par Bernard de Fontaine et c’est le début de l’extraordinaire aventure cistercienne. Travail, lecture et prière sont les principes de cette vie austère Avec cependant une innovation. Au lieu de vivre du profit de terres cultivées par des fermiers, les moines s’adjoindront des religieux extérieurs au monastère : les convers. Vivant dans des « granges », directement sur les propriétés agricoles, ces rudes travailleurs qui ne chantent pas l’office (remplacé par 150 Pater) mettront directement en valeur les terres.

Leur devise est : « Sous la croix et la charrue ». Ce sont des spécialistes de l’hydraulique et de l’agriculture. Ils travaillent sans repos et recherchent toujours la meilleure qualité dans tout ce qu’il font.
Ainsi leur compétence en matière viticole devient rapidement considérable.
On disait que les cisterciens goûtaient la terre pour déceler la qualité d’un terroir. Leurs connaissances étaient tellement précises qu’ils pouvaient délimiter à quelques mètres près le potentiel qualitatif d’une parcelle de terrain. Ils inventèrent la notion de climat en Bourgogne. C’est encore cette notion qui gouverne actuellement tout le système d’appellation de cette région. Les limites de parcelles tracées par les cisterciens au 12e siècle n’ont pas changé aujourd’hui.

Le nouvel idéal monastique attire la jeunesse de l’époque et le succès des abbayes est fulgurant. En 1153, à la mort de St Bernard il y a déjà 350 Abbayes.
A la fin du 14ème siècle on dénombre 749 monastères et 400 couvents de moniales. Dès qu’une abbaye atteignait quatre-vingt moines, douze d’entre eux allait en créer une autre. L’Abbé de l’abbaye mère visitait chaque année toutes ses filles. Ainsi s’établit à travers l’Europe une filiation entre toutes ces abbayes dont les Abbés se retrouvaient chaque année au cours d’un chapitre général à Cîteaux. (On voit que l’Europe des cisterciens dépassait en cohésion et en organisation celle du Traité de Rome). La communication interne était très efficace et permettait un transfert permanent des connaissances. L’influence des cisterciens devint vite considérable au point de vue intellectuel, spirituel mais aussi temporel. Leur jugement et leur compétence étaient demandés à travers l’Europe pour régler nombre de conflits entre les pays ou les provinces.

Chaque abbaye avait bien sûr son vignoble qui était en général installé sur des terres données par les seigneurs du voisinage. Ainsi le premier terrain donné à l’abbaye de Cîteaux fut le Clos de Vougeot en 1098. Confisqué à la révolution, un certain colonel Bisson faisait présenter les armes à ses troupes en passant devant ce vignoble prestigieux. En Bourgogne et vallée du Rhône, derrière les plus grands noms de vins on trouve une origine cistercienne. Les couvents de religieuses ne sont d’ailleurs pas en reste ainsi qu’en témoigne le célèbre Clos de Tart, appartenant à l’abbaye de Tart, monastère de femmes. Les moines de cette région adoptèrent le proverbe « qui bon vin boit, Dieu voit ».
Le Chablis trouve son origine à l’abbaye de Pontigny. Cîteaux est encore à l’origine des vignobles de Meursault, Musigny, Savigny les Beaunes, Epenottes, Morey St Denis, Chambolle Musigny etc...Le sauvignon fut introduit à Quincy par les cisterciens de l’abbaye de Beauvoir.
Gigondas et Vacqueyras (deux appellations situées à moins de 15 km du Barroux) appartenaient à l’abbaye d’Aiguebelle. C’est ici l’occasion de le noter : l’abbaye du Barroux, bénédictine juridiquement puisqu’elle fait partie de la confédération bénédictine, a de très profondes attaches cisterciennes. Les moines du Barroux sont, par voie d’essaimages successifs, des fils du Père Jean-Baptiste Muard, fondateur de la Pierre-qui-Vire dans le Morvan. Ce prêtre-missionnaire se forma à la vie monastique à l’Abbaye d’Aiguebelle et les Monastères qui sont issus de lui ont tous un style de vie assez proche de celui des monastères cisterciens. On comprend donc quel double sang-vigneron coule dans les veines des moines du Barroux.

En Allemagne les cisterciens ont fait le même travail et actuellement les plus grand vins allemands sont de même origine : Steinberg, Eberbach, Maulbronn, Machern. On trouve aussi de grands vignobles d’origine cistercienne en Autriche, en Suisse en Italie et en Espagne.

Pourquoi le vin avait-il une telle importance pour les cisterciens ?

On peut trouver plusieurs réponses.
En premier lieu, bien sûr l’aspect religieux, les besoins de la communion, longtemps prise sous les deux espèces et la nécessité pour chaque abbaye de se procurer du vin. On sait que les vins de cette époque voyageaient mal car ils étaient peu stabilisés et contenus dans des récipients peu propices à leur bonne conservation.
Mais comme bien souvent dans l’histoire, il faut rechercher dans les raisons économiques l’explication des événements. Certes, les cisterciens se sont d’abord attachés à faire les meilleurs vins possibles car cela faisait partie de leur idéal monastique, mais il est sûr que, rapidement, la réputation de qualité qui s’attachait aux vins des abbayes a intéressé les puissants personnages amateurs de bons vins ainsi que les marchands.
L’approche « marketing » des cisterciens, voulue ou non, ne manquait pas d’intelligence. En effet, les meilleurs vins étaient réservés pour être offerts aux hôtes de passage dans les abbayes. Le prestige du vin grandissait avec la qualité des convives. Il faut savoir qu’à cette époque l’abbaye, pour qui le devoir d’hospitalité faisait partie de la règle, recevait largement les voyageurs dans les« logis des hôtes » prévus à cet effet.
Il faut imaginer qu’un voyage à cette époque était bien sûr très long, souvent accompagné de nombreuses personnes aussi bien pour l’intendance que pour la protection, et comportait de nombreuses étapes. Les abbayes étaient gratuites, connues pour leur hospitalité, permettaient de soulager sa conscience et constituaient une halte agréable pour la qualité de la nourriture et des vins. Elles étaient donc d’autant plus recherchées que leur réputation était bonne et les personnages riches et puissants y faisaient volontiers étape.
Cette tradition se maintiendra. En 1680, Louvois, Ministre de Louis XIV, se rendant aux eaux de Barège, s’arrête à Valmagne et écrit à son cousin le marquis de Tailladet qu’il a fait à Valmagne « le plus grand dîner que l’on puisse faire ». De même le duc de Bourgogne et le duc de Berry, accompagnant leur frère, futur Philippe IV d’Espagne jusqu’à la frontière espagnole, font halte à Valmagne sur le chemin du retour.
C’était bien sûr ces mêmes personnes qui faisaient à l’abbaye des dons substantiels et achetaient les vins avec lesquels ils s’étaient régalés. Il y avait donc une sorte de rivalité dans cette démarche de vins de qualité. La survie des abbayes dépendait pour une bonne part des dons et il est sûr que ceux-ci étaient plus aisés à obtenir après un bon repas bien arrosé.
On voit qu’à cette époque comme à tant d’autres le rôle du vin dans les sociétés n’est pas négligeable.

On peut dire que si les Bénédictins ont préservé la viticulture dans la France du moyen âge, les cisterciens ont inventé la viticulture de prestige qui subsiste depuis huit siècles.

Leur apport à la viticulture moderne est sans égal à travers les siècles. La connaissance qu’ils ont développé était tellement ancrée dans les terroirs qu’elle a traversé les périodes difficiles, se transmettant à travers les générations et les propriétaires successifs.

Au 19e siècle, le monachisme fut près de s’éteindre en occident sous l’impulsion du siècle des lumières et de la révolution. En 1810, il n’y avait plus en France un seul vignoble monacal. Cependant, la configuration, les noms des parcelles, la qualité des vins qui en sont issus ont très peu changé dans les vignobles qui avaient été gérés par les cisterciens.

Parmi les ordres ayant influencé la viticulture, il faudrait citer aussi les chartreux. On connaît bien sûr la liqueur de la grande chartreuse, mais ils avaient aussi une démarche un peu comparable à celle des cisterciens et il implantèrent des vignobles réputés notamment à Châteauneuf du pape et en Bourgogne.

Les ordres de moines soldats aussi ont été à l’origine de vignobles en France et à l’étranger. Les Templiers étaient bien introduits dans le bordelais ainsi qu’en témoignent le nombre de domaines qui comportent le mot « templiers » dans leur nom. Les Chevaliers de Malte avaient des vignobles à Chypre, à Malte, au Liban et surtout en Italie, les Hospitaliers de Saint Jean à Rhodes, à Chypre, en Crête et en Grèce. D’autres ordres d’origine Allemande, Espagnole ou portugaise, avaient aussi des vignobles dans leurs pays et à travers le monde.

On est étonné aujourd’hui de savoir que l’Angleterre comportait au moyen âge environ 300 vignobles d’origine monastique. De même, il est intéressant de constater que l’on doit l’implantation de la vigne en Amérique du sud et en Californie aux Jésuites et aux Franciscains, bien souvent dans le cadre des missions.

En conclusion, depuis le 18e siècle, les moines ont été le plus souvent persécutés à travers le monde et notre époque n’est pas en reste avec la guerre d’Espagne, le nazisme et le communisme. Ils ont été décimés, leurs biens ont été pillés, leurs abbayes souvent détruites ; mais il est une chose qui a été respectée, traversant ainsi les siècles jusqu’à nous, ce sont leurs vignobles.

A ces très anciens vignobles monastiques se sont ajoutés, comme une nouvelle floraison sur un cep encore plein de sève, les vignobles monastiques de quatre Abbayes françaises :les moines cisterciens de Lérins, île située en face de Cannes, cultivent 8 hectares de vignes dont les vins sont très réputés, les moniales orthodoxes de Solan dans le Gard se sont mise à l’école de Pierre Rahbi pour faire de leur vignoble et de leurs jardins un lieu d’harmonie entre Ciel et Terre, les moniales bénédictines installées à Jouques dans les Bouches-du Rhône mènent une dizaine d’hectares de vignes et devraient en faire passer une partie en AOP dès cette année, et enfin les moines et les moniales bénédictins du Barroux s’efforcent, comme aux temps anciens, de donner le meilleur d’eux-mêmes pour le bien des vignerons de leur terroir.

L’antique rameau monastique refleurit et fait de nouveau couler le vin, signe expressif de son unique trésor : la Charité.


Claude F.   le 03.04.2019

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