CARITAS : Les Moines et le Vin
Petite histoire des vignobles monastiques où l’origine
du sang-vigneron qui coule dans les veines des moines du Barroux.
par Philippe d’ALLAINES (Président de l’Association des vins d’Abbayes
et vigneron-propiétaire de l’Abbaye de Valmagne) avec quelques précisions d’un
Moine du Barroux.
Aloxe–Corton, Bonne Mares,
Chablis, Chassagne Montrachet, Clos de Tart, Clos de Beze, Clos Vougeot,
Meursault, Pommard, Morey St Denis, Musigny, Romanée Conti ... en Bourgogne. t
plus au sud, Chateauneuf du Pape, Hermitage, Gigondas, Vaqueyras...
Tous ces noms évoquent bien sûr
des vins connus de tous ! On pourrait citer aussi Bourgueil, Champigny, St
Pourçain, Pouilly–fumé, Bandol, Lerins, Aniane, Mougères, et des centaines de
vignobles réputés à travers toutes les régions de France, tous les pays
d’Europe et même les Etats Unis et l’Australie.
Le point commun de tout ce qui
fait cet incroyable patrimoine mondial est d’être d’origine monacale. Les
principaux ordres concernés sont : les Bénédictins, les Cisterciens, les
Chartreux, les Jésuites et bien d’autres qui le sont aussi dans une moindre
mesure.
C’est sous la Gaule Romaine que
l’on voit pour la première fois s’implanter en France une viticulture organisée.
En effet, Rome invente à cette époque les notions d’origine et d’appellation
qui en dehors de l’Italie se développent principalement dans le sud de la
France et la vallée du Rhône, mais aussi dans la plus part des territoires
conquis par Rome et susceptibles de porter de la vigne.
Il est intéressant de constater que, plusieurs siècles après, lorsque
la vigne sera réimplantée, ce sera
souvent sur les anciens vignobles de
l’époque romaine.
Après la chute de l’Empire
Romain, et jusqu’au 6e siècle, les barbares venus du nord envahissent l’Europe
du sud semant le malheur dans les campagnes. Cette période de disette et de
misère est préjudiciable à la culture de la vigne qui disparaît en grande
partie, le vin n’étant pas un produit de première nécessité. Les invasions
arabes en Espagne et dans la France du sud achèvent le travail des barbares.
Cependant la vigne survit grâce à l’église. En effet, durant cette période
agitée, seuls les évêchés conservent une relative stabilité et un reste
d’autorité. Les évêques gardent de petites vignes autour de leurs villes autant
pour des motifs religieux que par soucis de conserver un patrimoine viticole
auquel s’attache un certain prestige.
Nous leur devons aujourd’hui un grand nombre de vignobles et surtout cette
diversité qui est une des forces de notre viticulture actuelle.
Né en 480, Benoît de Nursie est
certainement l’une des figures essentielle de l’histoire européenne. Il créa
une première abbaye sur le Mont Cassin mais surtout fut à l’origine de la règle
qui va régir presque toutes les communautés monastiques jusqu’à nos jours.
Cette règle est un chef d’œuvre
d’équilibre, à la foi souple et précise, entre les temps de prière, le travail,
le sommeil et les études.
L’agriculture occupe une place
prépondérante, avec la production d’huile, de blé et de vin qui est à la fois
nécessaire aux offices, mais aussi une aide à celui qui accompli un effort
physique.
Dans cette Europe du sud,
misérable et livrée au pillage, les abbayes bénédictines restent de petites
entités capables de se suffire à elles même et indépendantes du contexte
économique, traversant sans trop de dommages cette période troublée.
Du 6ème au 8ème siècle l’économie a du mal à
se relever, les invasions régulières empêchant toute prospérité de s’installer
durablement. Cependant l’idéal de St Benoît connaît un grand essor et les
monastères se multiplient.
Avec le temps, certains jouent un
rôle culturel et social fondamental, assurant baptêmes, mariages, enterrements
grâce à leurs écoles et à leurs hôpitaux, regroupant autour d’eux les habitants
des villages. Ils jouent aussi un rôle économique de plus en plus marqué et
deviennent ainsi de plus en plus riches et prospères, propriétaires de nombreux
vignobles. En effet, à cette époque, la communion est prise sous les deux
espèces et tous les fidèles assistant à la messe reçoivent une offrande de vin
après les offices des dimanches et fêtes. l’Abbaye de St Martin à Tours est devenue un
état monastique de 20 000 âmes. L’Abbaye de St Germain des Prés consomme
annuellement 50 000 litres de vins. Dans cet environnement de plus en plus
riche, les moines, disposant d’une main d’œuvre importante, arrêtent de se
consacrer aux travaux agricoles au profit de la seule prière. On voit que la
règle de St Benoît connaît quelques aménagements.
Au 11ème siècle, les moines sont devenus les principaux
producteurs de vins. Ils disposent de vastes vignobles et d’une main d’œuvre
importante. Celliers, caves, pressoirs et techniques permettant d’améliorer les
rendements leur appartiennent en exclusivité.
On commence à privilégier la
quantité au détriment de la qualité. (On
retrouve les mêmes problèmes à quelques siècles de distance.)
Le remarquable développement de l’ordre Clunisien marque cette
époque. Cluny est alors la plus vaste abbaye d’Europe. Dans son abbatiale
immense, 300 moines donnent le meilleur d’eux-mêmes dans une liturgie
somptueuse mais épuisante. La sainteté de leur vie est admirée de tous (pendant
deux siècles leurs abbés sont de grands saints : Odon, Mayeul, Odilon, Hugues,
Pierre le Vénérable). Pour assurer la subsistance de l’abbaye, lui permettre de
donner l’hospitalité et une large charité envers les pauvres, Cluny a reçu de la générosité des
donateurs de nombreux domaines à exploiter. Dans chacun d’eux, elle crée un
petit prieuré où une poignée de moines prie et travaille à bien organiser et
diriger le travail des fermiers ou des métayers. Ils assurent aussi l’animation
spirituelle de ces groupements humains. On compte ainsi plus de1000 prieurés
clunisiens en France. Cluny fédère aussi une cinquantaine de communautés plus
importantes. Les moines qui se trouvent dans tous ces prieurés contribuent
souvent à améliorer les techniques agricoles et la qualité de la vinification.
Le défaut principal de cette
organisation de prieurés disséminés dans toute l’Europe est que la vie dans de
si petites communautés, insuffisamment séparées du monde, est peu propice à une
observance très fervente.
La réaction ne se fait pas
attendre : en 1098 Robert de Molesme
et quelques compagnons fondent le monastère de Cîteaux et décident d’appliquer
strictement la règle de St Benoît. Ils sont bientôt rejoints par Bernard de
Fontaine et c’est le début de l’extraordinaire aventure cistercienne. Travail,
lecture et prière sont les principes de cette vie austère Avec cependant une
innovation. Au lieu de vivre du profit de terres cultivées par des fermiers,
les moines s’adjoindront des religieux extérieurs au monastère : les convers.
Vivant dans des « granges », directement sur les propriétés agricoles, ces
rudes travailleurs qui ne chantent pas l’office (remplacé par 150 Pater)
mettront directement en valeur les terres.
Leur devise est : « Sous la croix
et la charrue ». Ce sont des spécialistes de l’hydraulique et de l’agriculture.
Ils travaillent sans repos et recherchent toujours la meilleure qualité dans
tout ce qu’il font.
Ainsi leur compétence en matière
viticole devient rapidement considérable.
On disait que les cisterciens
goûtaient la terre pour déceler la qualité d’un terroir. Leurs connaissances
étaient tellement précises qu’ils pouvaient délimiter à quelques mètres près le
potentiel qualitatif d’une parcelle de terrain. Ils inventèrent la notion de
climat en Bourgogne. C’est encore cette notion qui gouverne actuellement tout
le système d’appellation de cette région. Les limites de parcelles tracées par
les cisterciens au 12e siècle n’ont pas changé aujourd’hui.
Le nouvel idéal monastique attire la jeunesse de l’époque et le succès
des abbayes est fulgurant. En 1153, à la mort de St Bernard il y a déjà 350
Abbayes.
A la fin du 14ème
siècle on dénombre 749 monastères et 400 couvents de moniales. Dès qu’une
abbaye atteignait quatre-vingt moines, douze d’entre eux allait en créer une
autre. L’Abbé de l’abbaye mère visitait chaque année toutes ses filles. Ainsi
s’établit à travers l’Europe une filiation entre toutes ces abbayes dont les
Abbés se retrouvaient chaque année au cours d’un chapitre général à Cîteaux. (On voit que l’Europe des cisterciens
dépassait en cohésion et en organisation celle du Traité de Rome). La
communication interne était très efficace et permettait un transfert permanent
des connaissances. L’influence des cisterciens devint vite considérable au
point de vue intellectuel, spirituel mais aussi temporel. Leur jugement et leur
compétence étaient demandés à travers l’Europe pour régler nombre de conflits
entre les pays ou les provinces.
Chaque abbaye avait bien sûr son vignoble qui était en général
installé sur des terres données par les seigneurs du voisinage. Ainsi le
premier terrain donné à l’abbaye de Cîteaux fut le Clos de Vougeot en 1098.
Confisqué à la révolution, un certain colonel Bisson faisait présenter les
armes à ses troupes en passant devant ce vignoble prestigieux. En Bourgogne et
vallée du Rhône, derrière les plus grands noms de vins on trouve une origine
cistercienne. Les couvents de religieuses ne sont d’ailleurs pas en reste ainsi
qu’en témoigne le célèbre Clos de Tart, appartenant à l’abbaye de Tart,
monastère de femmes. Les moines de cette région adoptèrent le proverbe « qui bon vin boit, Dieu voit ».
Le Chablis trouve son origine à
l’abbaye de Pontigny. Cîteaux est encore à l’origine des vignobles de
Meursault, Musigny, Savigny les Beaunes, Epenottes, Morey St Denis, Chambolle
Musigny etc...Le sauvignon fut introduit à Quincy par les cisterciens de l’abbaye
de Beauvoir.
Gigondas et Vacqueyras (deux
appellations situées à moins de 15 km du Barroux) appartenaient à l’abbaye
d’Aiguebelle. C’est ici l’occasion de le noter : l’abbaye du Barroux,
bénédictine juridiquement puisqu’elle fait partie de la confédération
bénédictine, a de très profondes attaches cisterciennes. Les moines du Barroux
sont, par voie d’essaimages successifs, des fils du Père Jean-Baptiste Muard,
fondateur de la Pierre-qui-Vire dans le Morvan. Ce prêtre-missionnaire se forma
à la vie monastique à l’Abbaye d’Aiguebelle et les Monastères qui sont issus de
lui ont tous un style de vie assez proche de celui des monastères cisterciens.
On comprend donc quel double sang-vigneron coule dans les veines des moines du
Barroux.
En Allemagne les cisterciens ont
fait le même travail et actuellement les plus grand vins allemands sont de même
origine : Steinberg, Eberbach, Maulbronn, Machern. On trouve aussi de grands
vignobles d’origine cistercienne en Autriche, en Suisse en Italie et en
Espagne.
Pourquoi
le vin avait-il une telle importance pour les cisterciens ?
On peut trouver plusieurs
réponses.
En premier lieu, bien sûr l’aspect religieux, les besoins de la
communion, longtemps prise sous les deux espèces et la nécessité pour chaque
abbaye de se procurer du vin. On sait que les vins de cette époque voyageaient
mal car ils étaient peu stabilisés et contenus dans des récipients peu propices
à leur bonne conservation.
Mais comme bien souvent dans
l’histoire, il faut rechercher dans les
raisons économiques l’explication des événements. Certes, les cisterciens
se sont d’abord attachés à faire les meilleurs vins possibles car cela faisait
partie de leur idéal monastique, mais il est sûr que, rapidement, la réputation
de qualité qui s’attachait aux vins des abbayes a intéressé les puissants
personnages amateurs de bons vins ainsi que les marchands.
L’approche « marketing » des
cisterciens, voulue ou non, ne manquait pas d’intelligence. En effet, les
meilleurs vins étaient réservés pour être offerts aux hôtes de passage dans les
abbayes. Le prestige du vin grandissait avec la qualité des convives. Il faut
savoir qu’à cette époque l’abbaye, pour qui le devoir d’hospitalité faisait
partie de la règle, recevait largement les voyageurs dans les« logis des hôtes
» prévus à cet effet.
Il faut imaginer qu’un voyage à
cette époque était bien sûr très long, souvent accompagné de nombreuses
personnes aussi bien pour l’intendance que pour la protection, et comportait de
nombreuses étapes. Les abbayes étaient gratuites, connues pour leur
hospitalité, permettaient de soulager sa conscience et constituaient une halte
agréable pour la qualité de la nourriture et des vins. Elles étaient donc
d’autant plus recherchées que leur réputation était bonne et les personnages
riches et puissants y faisaient volontiers étape.
Cette tradition se maintiendra.
En 1680, Louvois, Ministre de Louis XIV, se rendant aux eaux de Barège,
s’arrête à Valmagne et écrit à son cousin le marquis de Tailladet qu’il a fait
à Valmagne « le plus grand dîner que l’on puisse faire ». De même le duc de
Bourgogne et le duc de Berry, accompagnant leur frère, futur Philippe IV
d’Espagne jusqu’à la frontière espagnole, font halte à Valmagne sur le chemin
du retour.
C’était bien sûr ces mêmes
personnes qui faisaient à l’abbaye des dons substantiels et achetaient les vins
avec lesquels ils s’étaient régalés. Il y avait donc une sorte de rivalité dans
cette démarche de vins de qualité. La survie des abbayes dépendait pour une
bonne part des dons et il est sûr que ceux-ci étaient plus aisés à obtenir
après un bon repas bien arrosé.
On voit qu’à cette époque comme à tant d’autres le rôle du vin dans les
sociétés n’est pas négligeable.
On peut dire que si les
Bénédictins ont préservé la viticulture dans la France du moyen âge, les
cisterciens ont inventé la viticulture de prestige qui subsiste depuis huit
siècles.
Leur apport à la viticulture
moderne est sans égal à travers les siècles. La connaissance qu’ils ont
développé était tellement ancrée dans les terroirs qu’elle a traversé les
périodes difficiles, se transmettant à travers les générations et les
propriétaires successifs.
Au 19e siècle, le monachisme fut
près de s’éteindre en occident sous l’impulsion du siècle des lumières et de la
révolution. En 1810, il n’y avait plus en France un seul vignoble monacal.
Cependant, la configuration, les noms des parcelles, la qualité des vins qui en
sont issus ont très peu changé dans les vignobles qui avaient été gérés par les
cisterciens.
Parmi les ordres ayant influencé
la viticulture, il faudrait citer aussi les chartreux. On connaît bien sûr la
liqueur de la grande chartreuse, mais ils avaient aussi une démarche un peu
comparable à celle des cisterciens et il implantèrent des vignobles réputés
notamment à Châteauneuf du pape et en Bourgogne.
Les ordres de moines soldats aussi ont été à l’origine de vignobles
en France et à l’étranger. Les Templiers
étaient bien introduits dans le bordelais ainsi qu’en témoignent le nombre
de domaines qui comportent le mot « templiers » dans leur nom. Les Chevaliers de Malte avaient des
vignobles à Chypre, à Malte, au Liban et surtout en Italie, les Hospitaliers de Saint Jean à
Rhodes, à Chypre, en Crête et en Grèce. D’autres ordres d’origine Allemande,
Espagnole ou portugaise, avaient aussi des vignobles dans leurs pays et à
travers le monde.
On est étonné aujourd’hui de
savoir que l’Angleterre comportait au moyen âge environ 300 vignobles d’origine
monastique. De même, il est intéressant de constater que l’on doit
l’implantation de la vigne en Amérique du sud et en Californie aux Jésuites et
aux Franciscains, bien souvent dans le cadre des missions.
En conclusion, depuis le 18e
siècle, les moines ont été le plus souvent persécutés à travers le monde et
notre époque n’est pas en reste avec la guerre d’Espagne, le nazisme et le
communisme. Ils ont été décimés, leurs biens ont été pillés, leurs abbayes
souvent détruites ; mais il est une chose qui a été respectée, traversant ainsi
les siècles jusqu’à nous, ce sont leurs vignobles.
A ces très anciens vignobles
monastiques se sont ajoutés, comme une nouvelle floraison sur un cep encore
plein de sève, les vignobles monastiques de quatre Abbayes françaises :les
moines cisterciens de Lérins, île située en face de Cannes, cultivent 8 hectares
de vignes dont les vins sont très réputés, les moniales orthodoxes de Solan
dans le Gard se sont mise à l’école de Pierre Rahbi pour faire de leur vignoble
et de leurs jardins un lieu d’harmonie entre Ciel et Terre, les moniales
bénédictines installées à Jouques dans les Bouches-du Rhône mènent une dizaine
d’hectares de vignes et devraient en faire passer une partie en AOP dès cette
année, et enfin les moines et les moniales bénédictins du Barroux s’efforcent,
comme aux temps anciens, de donner le meilleur d’eux-mêmes pour le bien des
vignerons de leur terroir.
L’antique rameau monastique
refleurit et fait de nouveau couler le vin, signe expressif de son unique
trésor : la Charité.
Source : www.via-caritatis.com
Claude F. le 03.04.2019
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire